CHAPITRE II

Une émotion indescriptible mais aussi une effroyable tristesse serraient la gorge de Lynn de Komor à la vue du vieil homme qui se tenait devant elle et que chacun, dans la grande salle du château, considérait avec curiosité. Qui aurait pu reconnaître, dans ce vieillard amaigri, vêtu de hardes qui tenaient plus du haillon que de l’habit, le père de la noble dame, le seigneur Thory de Komor, retiré du monde depuis bien des années  – très exactement depuis la mort de son fils Argo, frère de Lynn ?

Lynn n’avait pas revu son père depuis ces jours sombres qui avaient marqué le début des troubles dans le royaume de Vonia. Elle avait respecté son désir de faire retraite dans un monastère et accepté également le comté de Komor qu’il lui avait offert. Mais ç’avait été pour le céder aussitôt à son époux. Depuis, elle n’avait eu que de rares nouvelles du vieux seigneur farouche. Un temps, elle l’avait même cru mort.

Thory de Komor n’était cependant pas mort. Il se trouvait là, appuyé sur une canne noueuse, et ses sandales étaient blanches de poussière.

— Mon père, commença Lynn en s’avançant, il m’est doux de vous revoir... Pourquoi ne vous êtes-vous pas fait annoncer ? J’aurais envoyé des gens à votre rencontre.

Le vieux noble haussa les épaules. Lynn nota ses yeux las, ses traits tirés, son teint malsain. Mais surtout son attitude indifférente.

— Enfin, peu importe, poursuivit la jeune femme. Vous êtes là, et cette demeure est la vôtre pour le temps qu’il vous plaira d’y résider. Venez-vous reposer... Vous devez être fatigué, après ce long voyage.

Elle tendit la main. Thory de Komor la saisit. Alors, elle lui déposa un baiser sur la joue. Elle avait pensé que son père était venu pour lui manifester quelque sympathie après la mort d’Arikia, mais il n’avait même pas fait allusion au drame. Elle en était ulcérée.

Pourtant, sans rien laisser paraître de son amertume, elle précéda le vieil homme dans un corridor, poussa une porte basse qui ouvrait sur une pièce plus intime que celle où elle l’avait reçu. Il y entra. Le mobilier était simple, mais confortable. Le visiteur se laissa tomber sur une escabelle recouverte d’une peau de loup et déposa à ses pieds son maigre baluchon. Ses yeux ne quittaient pas sa fille. Quoique irritée par cet insistant regard, Lynn se contint.

— Je vais faire apporter de la nourriture, annonça-t-elle. Et du vin... Mais qu’il me soit d’abord permis, en fille aimante et respectueuse, de vous laver les pieds.

Le vieux noble acquiesça silencieusement. Elle alla chercher une cuvette d’eau parfumée, un linge et du savon. Puis, s’agenouillant devant son père, elle délaça ses sandales et entreprit de nettoyer ses pieds poussiéreux. Lorsqu’elle l’entendit soupirer, elle leva la tête.

— Seigneur, dit-elle, malgré notre malheur, ce jour doit être un jour de joie, puisque vous êtes là...

— Mais tu te demandes ce qui m’a poussé à quitter ma retraite, coupa Thory d’une voix rogue.

— Eh bien... oui !

Les yeux du vieil homme flambèrent de colère.

— Les dieux me sont témoins que rien au monde ne m’aurait décidé à revenir parmi les hommes... Mais notre saint Guide a dissout notre communauté et nous a ordonné de nous disperser.

— Pourquoi ?

Le teint livide du vieillard se colora.

— Plusieurs des nôtres ont été massacrés par des adeptes d’Arasoth. Le saint Guide a pris peur... Il m’a grandement déçu... Mais en entrant dans son ordre, j’avais prêté serment de lui obéir en tout, en expiation de mon orgueil et de mes fautes passés. Alors... je suis venu chez toi.

— Et vous avez fort bien fait, mon père ! s’écria Lynn. Ici, vous serez en sécurité, et chacun vous aimera et vous portera le respect qui vous est dû !

Thory de Komor eut une ombre de sourire.

— Vous me respecterez tant que je ne vous gênerai pas... Mais je saurai tenir ma place, fille. Plus rien ne m’intéresse que la méditation, la prière et le jeûne.

Lynn se redressa. Elle ne savait guère que dire à cet homme, son père, qui lui apparaissait en fait comme un étranger. Elle se demanda ce qu’il savait au juste de sa vie avec Kohr Varik et des malheurs qui avaient frappé leur maison.

— Le culte d’Arasoth est une infection, observa-t-elle, pour couper court au silence qui s’installait. Kohr a beaucoup de mal à lutter contre lui. Nous devons sévir, parfois très durement, et cela ne nous enchante pas.

Thory de Komor qui regardait fixement la jeune femme ne parut pas avoir entendu. A ce moment, une servante apporta du pain, de la viande, du fromage et du vin. Négligeant la viande, le vieux noble brisa le pain et mordit difficilement dans le fromage. Lynn se rendit compte qu’il avait perdu toutes ses dents.

— Je vais vous laisser, seigneur, reprit-elle. Et...

— Reste !

Le vieillard tendait un doigt impérieux vers sa fille. Elle demeura coite. Durant son enfance, son père ne lui avait guère montré d’affection, lui préférant son fils, pourtant sot et de peu de mérite. Mais elle avait un caractère respectueux. Aussi obéit-elle. Thory finit son frugal repas.

— La mort de ta fille est un malheur, dit-il sèchement. Pourtant, ç’aurait été pire si ç’avait été un fils. Pourquoi n’as-tu pas donné de fils à ton époux ?

Lynn resta sans voix, crucifiée de souffrance. Comment son père pouvait-il se montrer aussi brutal ? Ne voyait-il pas son affliction ?

— Kohr a eu une fille d’une concubine, continua Thory. Elle a été assassinée. Toi, ton enfant est morte des fièvres. Tu devrais déjà être grosse pour assurer la descendance de Varik. Que tu ne le sois pas est une indignité !

La jeune femme serrait les dents pour ne pas pleurer.

— Qu’y puis-je, seigneur ? répliqua-t-elle d’une voix qui tremblait. Les dieux ne semblent pas vouloir, pour l’instant, que j’aie un autre bébé. Mais je ne désespère pas, puisque j’ai déjà été mère. Et je n’ai pas vingt ans.

— A vingt ans, ta mère m’avait donné trois enfants... Trois fils !

Lynn se détourna, à la fois rageuse et déchirée.

— Trois fils qui sont morts en bas âges, eux aussi, répliqua-t-elle. En avez-vous rendu ma mère responsable comme vous le faites si durement pour moi ? Ou vous en faites-vous grief, au point que cela vous ait aigri le caractère et que vous m’accabliez, moi qui souffre déjà tant ?

Thory de Komor haussa les épaules. Il parut s’adoucir à la vue des larmes qui coulaient sur le visage de sa fille.

— Oui..., maugréa-t-il. Sans doute n’y peux-tu rien... Mais le mal est grand. Les dieux ne te favorisent pas, et le risque de voir les maisons de Varik et de Komor, enfin unies, demeurer sans descendance est inacceptable.

— Que voulez-vous dire ?

Thory se leva, lointain et froid.

— Je dois parler à ton mari. Où se trouve-t-il ?

*

**

Kohr avançait dans la campagne, au pas lent de son cheval. Le vent qui soufflait des monts faisait voler sa chevelure, que retenait un bandeau de toile. Kohr portait des vêtements de paysan, sans grâce ni richesse, et quiconque, non averti, le voyant passer aurait imaginé que ce voyageur solitaire était un simple guerrier en quête d’aventure et non le seigneur des lieux. Pourtant, les quelques personnes qu’il croisait le reconnaissaient et mettaient le genou en terre pour le saluer, avec dévotion et chaleur. Certaines osaient même lui adresser la parole pour prononcer des mots de consolation. Ces gens comprenaient sa souffrance. Les obsèques de dame Gamlla, puis celles de demoiselle Arikia, avaient attiré au château comtal une foule immense de bourgeois, de vilains, de paysans et de bergers.

Mais Kohr ne semblait pas voir les passants qui lui manifestaient ainsi leur compassion. Il répondait distraitement aux saluts, ne desserrant pas les lèvres, et ses yeux restaient fixés sur l’horizon. Au reste, il ne tarda pas à ne plus rencontrer âme qui vive. Là où il allait, rares étaient les badauds et les voyageurs.

Il s’enfonça dans les vastes pâtures où les seigneurs de Varik, depuis des générations, élevaient des taureaux de combat, animaux si dangereux que seuls des pâtres montés pouvaient les approcher. Le jeune comte se plaisait à errer parmi les troupeaux de ces énormes aurochs, appelant les mâles reproducteurs, jaugeant leur agressivité et leur force, décidant lesquels combattraient, lesquels se reproduiraient et lesquels seraient tout simplement relâchés dans la nature, au sein des immenses forêts du comté.

Mais pour l’heure, ce n’étaient pas ses taureaux qui attiraient Kohr en ces landes sauvages : il tournait à peine la tête lorsqu’une longue paire de cornes se tendait vers lui. Plus que ses bêtes, c’était sa soif de solitude qui le poussait à fuir, à s’éloigner des humains, à chevaucher des heures, des jours durant, à dormir à la belle étoile, à se baigner dans les ruisseaux glacés, à se nourrir de champignons, de racines et de baies.

Quelque chose s’était brisée dans le coeur du seigneur Kohr Varik. La mort de Gamlla de Sandrithar l’avait crucifié et le crucifiait toujours. Celle d’Arikia l’achevait.

Il atteignit finalement un torrent qui descendait d’une haute colline, bondissant de roc en roc, serpentant entre des rives parsemées de saules noueux. Là, il arrêta sa monture et mit pied à terre, sans se préoccuper de la présence éventuelle de taureaux. Il fit quelque pas le long du cours d’eau, s’arrêta, s’accroupit, ramassa des petits cailloux qu’il jeta dans l’écume. Un oiseau s’envola d’un buisson, non loin de lui. Il ne tourna pas la tête. Il savait qu’elle était là...

 

Elle était là. Elle l’observait, invisible, comme elle l’observait depuis bien longtemps, comme elle l’accompagnait au long de ses joies, de ses amours et de ses luttes. Elle était présente en toute chose, plus présente que le torrent, que les rochers, que le vent et les nuages. Elle était sa véritable compagne... Sans doute ne le saurait-il jamais. L’important était qu’elle le sût, elle.

Elle le regarda qui attendait. Elle lut sa peine, sa patience, mais aussi quelque chose d’inattendu, de déplaisant. Sa résignation. Elle eut peur. Alors elle apparut, née de nulle part. Elle fut là, près de lui, et il n’en parut pas étonné.

 

Zorah portait l’éternel manteau noir sous lequel elle était nue. Il semblait à Kohr qu’elle avait toujours été ainsi, Dame d’Alkoviak, magicienne, prêtresse des anciens dieux en même temps que fille du duc Perth de Xanta et, obscurément, raison véritable de sa vie. En la voyant s’approcher de lui, si petite et si gracieuse, le visage à la fois enfantin et sans âge, délicat et énigmatique, les yeux insondables mais rieurs, il se demanda, comme à chaque fois, quels étaient les sentiments qui les unissaient.

Il n’osait se dire qu’il l’aimait. Encore moins qu’elle l’aimait. Une fée ne pouvait aimer un mortel et être aimé de lui à la façon humaine. Mais ce qui existait entre eux était plus fort que l’amour. Plus fort que ce qu’il ressentait pour Lynn, ce qu’il avait ressenti pour Musilla ou pour Gamlla. Il savait qu’il engendrait à travers elle la future Dame d’Alkoviak qui régnerait dans des siècles ; il ne pouvait comprendre comment et ne le cherchait même pas. C’était un grand mystère. Mais Zorah était elle-même un mystère.

Elle s’arrêta à deux pas de lui et défit l’attache de son manteau. Puis elle s’assit dans l’herbe, croisant ses bras autour de ses genoux. Ils s’observèrent un long moment en silence. Elle était infiniment gracieuse. Elle avait été sa maîtresse à travers la magie, mais également charnellement. Pourtant, il ne lui tendit pas la main, ne la caressa pas.

— J’ai pris un gros risque pour venir te voir, Kohr, dit-elle enfin. Je ne devrais pas quitter Alkoviak.

Elle jeta un caillou dans l’eau.

— Il y a bien longtemps que nous ne nous sommes vus...

— Tu m’avais prévenu, Dame d’Alkoviak. Tu as un dur combat à mener.

Le visage de Zorah se rembrunit.

— C’est vrai... Ce combat ne fait que commencer. Mais tu as dû songer que je t’avais abandonné.

Il soupira et alla s’asseoir auprès d’elle.

— Non, Zorah. Je savais que tu ne m’avais pas abandonné.

— Pourtant je... je ne t’ai pas aidé lorsque tu as subi... tes épreuves.

Les yeux de Kohr reflétèrent une si profonde douleur que Zorah, impulsivement, saisit la grande main du guerrier dans la sienne, toute petite.

— Je regrette, Kohr... pour Gamlla et pour Arikia.

Il ne la regardait pas.

— Savais-tu que cela se produirait ?

Elle ne se déroba pas.

— Oui, admit-elle. Mais je ne pouvais te le révéler. Nul n’a le droit de modifier le cours de son destin.

— Souffrirai-je encore ? demanda-t-il avec amertume.

Elle noua plus étroitement encore ses doigts aux siens.

— Oui, Kohr... Et moi aussi. Nous souffrirons tous. Le mal n’épargnera personne. Ni hommes, ni dieux.

Il leva le visage vers le ciel. Des nuages gris s’accumulaient lentement à l’horizon, annonciateurs de pluie. Au loin, le mugissement d’un aurochs monta, sourd.

— Pourquoi as-tu désiré me rencontrer aujourd’hui ? s’enquit-il.

— Parce que j’ai besoin de toi. J’ai peur, Kohr... Si peur que je ne me sens plus une Dame d’Alkoviak, plus une fée, mais une simple fillette qui tremble devant ce qu’elle ne comprend pas. Toi, tu es fort... Ta force me fait tant de bien.

Il tourna la tête vers elle, étonné par cet aveu. Zorah était tout, sauf une fillette tremblant devant l’inconnu.

— Ma force..., répliqua-t-il amèrement. Je n’en ai plus. Ni de volonté. Je ne veux plus m’inquiéter des ambitions des seigneurs. J’ai oeuvré pour faire la paix, et mon épouse et ma fille sont mortes. Une moitié du royaume me hait, ma souveraine se méfie de moi et mes alliés me redoutent. Je suis seul, Zorah... Seul dans mon fief, avec Lynn et mes fidèles... Et... dois-je te le dire ? Cette situation me satisfait. Que les querelles et les guerres m’épargnent, c’est tout ce que je souhaite.

Zorah avait écouté attentivement le jeune homme. Quand il se tut, elle se laissa aller contre lui. Elle le sentit qui se raidissait.

— Tu es meurtri, Kohr, dit-elle, et cela se comprend aisément. Mais tu te trompes... Tu as un rôle à jouer dans cette partie qui se déroule à Vonia entre les hommes... et aussi entre les dieux. Ce rôle, tu le rempliras, que tu le veuilles ou non, car il fait partie de ta destinée. La paix qui règne dans le royaume, depuis que la reine a signé le traité de Clerk ([3]), est précaire. Mon père et le duc Mussidor se haïssent trop pour accepter longtemps de ne pas se faire la guerre...

Elle hésita un instant, haussa imperceptiblement les épaules puis reprit :

— Je peux tout de même te révéler certaines choses. Sache que dans un très proche avenir, mon père et la plupart de ses partisans, vont quitter le Grand Conseil.

— Mais pourquoi ? s’écria Kohr. L’ambition première du duc Perth n’était-elle pas d’y revenir ? Il y est, à présent...

— Mais il ne gouverne pas ainsi qu’il l’aurait voulu. C’est la reine Elka qui décide de tout... et bien souvent conseillée par Aliès Mussidor et les siens.

Kohr souffla longuement entre ses lèvres, avec mépris.

— Je ne supporte plus ces sottises, gronda-t-il. Que ton père et Aliès Mussidor s’entr’égorgent ! Je ne les pleurerai ni l’un ni l’autre !

— Soit... Qu’ils s’égorgent... Et qu’ils égorgent avec eux des milliers d’innocents... Qu’ils fassent le jeu d’Arasoth, pour qui le chaos et la guerre sont de bons moyens d’assurer sa domination sur le monde... Que mon frère Ethi remplace mon père à la tête du duché de Xanta... Que crois-tu qu’il fera alors ?

— Il me fera la guerre.

— Bien sûr... Tu es l’être qu’il déteste le plus au monde... surtout après... ce qui s’est passé. Et son épouse, dame Iladia, est encore plus ambitieuse et assoiffée de puissance que lui. Non, Kohr... tu ne peux espérer te dérober à la lutte. Au contraire, tu dois t’y préparer.

— La guerre... Toujours la guerre.

Les deux jeunes gens s’abîmèrent dans la contemplation du torrent. Peu à peu, Kohr sentit la chaleur de la fée l’envahir. Un sang nouveau coula dans ses veines. Son apathie faisait place à une énergie oubliée, il s’éveillait du long sommeil où l’avaient plongé la mort de Gamlla et celle d’Arikia. Il ne désirait pas la guerre, non. Mais s’il lui fallait la faire pour préserver les siens, pour débarrasser le monde de l’infection arasienne, le peuple de Vonia des seigneurs dépravés et avides qui le pressuraient... alors il reprendrait les armes, pourfendrait ses ennemis...

Il tourna la tête vers Zorah.

— N’influence pas mes pensées ! protesta-t-il. Ce n’est pas loyal !

Elle devint écarlate et sourit, confuse.

— Pardonne-moi, Kohr... Je n’étais pas certaine...

Il eut un petit rire. C’était bon, de rire à nouveau.

— Sorcière ! Tu as davantage confiance en tes sortilèges qu’en moi !

Elle se serra contre lui.

— Tu es un des rares humains à sentir sur toi les sortilèges, comme tu dis. Tu es un être exceptionnel, Kohr Varik ! Sans même en avoir conscience...

— Que veux-tu dire ?

Elle lui posa un doigt sur les lèvres.

— Chut... Cela fait partie des choses que je ne peux te révéler.

Il lui saisit les poignets.

— Tu es une énigme vivante. Tu vas repartir ?

— Il le faut. Eloignée d’Alkoviak, je ne suis pas en sécurité.

Elle l’étreignit soudain, baisa son torse puissant.

— Tu ne comprends donc pas ! C’est toi qui dois me donner ta force et ton courage, Kohr... Si tu savais comme j’ai peur !

— Peur, toi !

Elle le regarda. Il vit ses yeux sombres emplis de larmes.

— Kohr... C’est si difficile d’être ce que je suis. Je me bats, je lutte... J’aimerais être une femme comme toutes les autres... La vérité, c’est que je suis venue pour que tu m’aimes ! Je n’en peux plus d’être seule ; d’être une sorcière !

Il se raidit, avalant difficilement sa salive. Comme malgré lui, sa main se posa sur la poitrine ronde et ferme de Zorah. La jeune fille eut un tressaillement, le caressa avec une sorte de frénésie désespérée.

— Je ne t’influencerai pas, souffla-t-elle. Je ne suis plus une fée... Je ne suis que Zorah... Si tu ne veux pas de moi...

Il la renversa doucement sur son manteau et lui baisa les lèvres, le cou, les seins. Elle s’ouvrit à lui, et il la prit tendrement. Ses yeux noirs étaient chavirés, sa bouche entrouverte, elle était minuscule entre ses bras. Pourtant, elle lui donnait un peu de sa magie. Quand il jouit en elle, elle poussa un petit cri de gorge et le griffa.

L’instant suivant, elle avait disparu.

*

**

Après la naissance de son fils, les mires avaient péremptoirement ordonné à noble dame Iladia de Terram de perdre de son embonpoint, sous peine de graves maladies. Il est vrai que pour une aussi jeune femme, l’épouse de l’héritier de Xanta avait une très forte corpulence et l’appétit d’un soldat en campagne. Ou plutôt les appétits. Nul n’ignorait  – et son époux moins que quiconque, qu’elle avait goût aux pages, écuyers et dames d’atours, et que si les hasards des guerres ou des charges seigneuriales éloignaient son mari de sa couche, elle savait comment la remplir ! Ethi ne semblait pas s’en offenser  – ce qui étonnait quelque peu mais pouvait se comprendre, lui-même n’étant pas un modèle de fidélité. On se souvenait de son empressement auprès de la très belle dame Gamlla de Sandrithar, qu’il avait été bien près de ravir à son mari, Kohr Varik. Il avait en outre des concubines et des maîtresses. Néanmoins, lorsqu’il se trouvait en compagnie d’Iladia, il la courtisait comme aux premiers jours de leur union, et sa monumentale moitié le lui rendait ardemment.

Ce n’était pas là un mince paradoxe : les deux jeunes gens s’adoraient. Mariés par intérêt, dissemblables physiquement – Ethi était athlétique mais sec et nerveux  –, ils ne pouvaient se passer l’un de l’autre longtemps. Leur amour était fait autant de désir que d’ambition, de soif d’or et de puissance, d’intérêt. Et plus d’une fois, c’était de discussions politiques entre eux que naissaient les caresses et les étreintes.

La dame de Terram avait obéi aux mires et modérant son penchant pour les sauces, le gibier, les gâteaux au miel et les crèmes. Elle avait perdu quelque peu de ses rondeurs.

C’était une très belle femme, au visage adorable, mais elle faisait irrésistiblement penser à une tour. Elle avait la démarche pesante, le geste appuyé, le souffle puissant. Et elle était, ce jour, de mauvaise humeur...

Iladia observait son époux, qui marchait de long en large dans la vaste pièce. Le visage d’Ethi reflétait une vive contrariété. Une contrariété au moins égale à la sienne... Elle passa sa main dans son vaste giron.

— Ethi, attaqua-t-elle brutalement, la reine se moque de toi !

Il tourna vers elle un regard peu amène mais ne dit mot.

— Il est inadmissible qu’elle ne t’ait pas accordé la charge que tu sollicitais. Plus que tout autre, tu pouvais devenir préfet et gouverneur de province. J’enrage !

Ethi eut un mince sourire.

— Moi aussi, ma mie. Je ne suis pourtant pas surpris.

— Tu es tout de même humilié ! Je sais ce que tu ressens, je le ressens moi-même !

Le sourire d’Ethi s’évanouit.

— Bien sûr que je suis humilié... Mais je te le répète, je ne suis pas surpris. Il m’aurait étonné que la chienne tehlane accepte de me confier une charge qui aurait pu me permettre, un jour, de lever contre elle une armée.

— Alors pourquoi l’avoir sollicitée ?

— Pour que les choses soient nettes.

— Ne l’étaient-elles pas ?

— Non... pas vraiment. La reine me faisait mille amabilités et mille cautèles, comme à mon père.

— Mais elle trahissait ses engagements. Le nouveau conseil n’est qu’une mascarade ! Avez-vous gouverné un seul jour ?

Ethi était devenu très rouge. Il s’approcha de sa femme.

— Pas un seul, et tu le sais bien. Elka n’est que fausseté et perfidie. Seulement cette fois, je l’ai forcée à jeter bas le masque. Elle est et demeure mon ennemie. Je sais ce que je dois faire !

Le coeur d’Iladia battit plus vite.

— La guerre ?

Ethi secoua la tête.

— Pas encore. J’ai trop souvent agi avec impulsivité, par le passé. Avant de guerroyer contre la reine, il me faut m’allier avec mon cousin Kohr Varik.

Iladia tressaillit. Kohr Varik... Il avait été son amant et elle s’en souvenait encore, même s’ils n’avaient couché ensemble qu’une seule fois et si ç’avait été, de sa part, dans l’unique but de favoriser les intérêts d’Ethi ([4]).

— Je croyais que tu le haïssais au point de souhaiter sa mort.

— Je le hais toujours ! Et je le tuerai, j’en ai fait le serment. Mais j’ai besoin de lui. Seul, je ne peux affronter la reine.

Iladia secoua la tête. Elle n’ignorait rien du violent désir qu’Ethi avait ressenti pour Gamlla de Sandrithar, la femme de Kohr. La mort de la guerrière avait été pour elle une bénédiction, et elle ne désirait pas que ce douloureux passé revienne à la surface. Elle ne désirait pas non plus se retrouver en face de Kohr Varik...

— Il ne s’alliera jamais avec toi, dit-elle. Pas après ce qui s’est passé. Il te hait au moins autant que tu le hais, toi.

Les yeux d’Ethi étincelèrent.

— Je sais ce qu’il éprouve pour moi ! Néanmoins, pour l’heure, cela ne compte pas. Il aura besoin de moi, tout comme j’aurai besoin de lui. Plus tard, il sera temps de vider notre querelle... Définitivement !

Iladia était intriguée. Ethi ne parlait pas souvent par énigmes, en fait, il n’était pas assez retors. Heureusement, elle l’était pour lui.

Elle s’approcha de son mari.

— Je devine que tu as un plan. Ne veux-tu pas m’en faire part ?

Il hésita.

— Non... pas encore. Tout ça demande à mûrir... Mais crois-moi... Elka de Tehlane regrettera d’être venue à Vonia !